Ayant pris connaissance des références à mon travail dans le dictionnaire de la guerre d'Algérie(collection Bouquins de Jean-Luc Barré), je vous fais part de mes réactions en ayant consulté cet outil de travail en tant qu'historien, utilisateur et collaborateur régulier de Golias et du Quotidien d'Oran. Sur les massacres d'Oran du 5 juillet 1962, j'ai trouvé de graves oublis, une grave erreur sur le décompte des victimes disant que beaucoup plus d'Algériens ont été tués que d'Européens. Je constate que ce dictionnaire, s'il inclue de très bonnes notices, est inégal et n'inclue pas les derniers travaux à l'instar de l'ouvrage de Malika Rahal, Algérie, 1962, une histoire populaire (Paris, La Découverte, 2022)ayant obtenu le Grand Prix des rendez-vous de l'histoire de Blois dans la notice sur le 5 juillet 1962 en Algérie(même si la partie sur les massacres d'Oran de ce livre, notamment le bilan donné est à réécrire en comparant sources algériennes avec les archives en France, à mon sens, pour une réédition de l'ouvrage). Finalement, les "grands noms" invoqués encore actifs pour faire la promotion de l'ouvrage, à l'instar de Benjamin Stora, de Guy Pervillé, de Jacques Frémeaux ou encore de Jean-Charles Jauffret, qui ont droit à leurs biographies dans le dictionnaire, ont produit assez peu de notices. Le terme compilation ou collage semble résumer ce travail qui apparait sans véritable fil directeur. Il est faux d'écrire comme le fait André Loez(Le Monde des livres le 25 mars 2023) que les historiens de la guerre d'Algérie ont fait la paix en écrivant ce dictionnaire. L'art médiéval fécond de la controverse universitaire(disputatio) à ne pas confondre avec la polémique est à redécouvrir. Somme de notices individuelles, sans proposer de synthèse, ils n'ont pas échangé pour réaliser ce dictionnaire. Reste toutefois avec ses limites un outil de travail important notamment pour les étudiants et pour le public cultivé qui veulent s'initier et approfondir leurs connaissances sur la guerre d'Algérie.
Je viens de prendre connaissance du Dictionnaire de la guerre d'Algérie sous la direction de Tramor Quemeneur, de Ouanassa Siari-Tengour et de Sylvie Thénault, publié aux éditions Robert Laffont. L'objet de cet article n'est pas de faire une recension exhaustive de ce dictionnaire attendu. Je laisse cela à d'autres chercheurs. Comme il s'agit de mon blog personnel d’historien, l'intérêt pour moi est d'abord de voir comment mon travail est perçu et ensuite de le tester en tant que praticien à travers quelques thématiques m'intéressant particulièrement. Je n'ai pas participé à ce dictionnaire. Mais, je suis à la fois content et mécontent de la perception de mon travail de la part de la coordination scientifique de ce dictionnaire dans laquelle je ne compte pas vraiment d'amis ou d'amies, ce qui explique certainement certains oublis et certaines petites méchancetés propres au champ universitaire et au monde de la recherche qui n'est certes pas "le pays des bisounours". Ce n’est pas une question de « guéguerre » entre intellectuels dont l’égo aurait été écorné, c’est une question de contenu et de contenant. Je préfère d'ailleurs ne pas être cité qu’être cité mal.
Je suis heureux que le polémiste, que je suis selon Sylvie Thénault, soit mentionné dans la bibliographie finale aussi bien dans les ouvrages de synthèse et collectifs avec mon histoire de l'Algérie et de ses mémoires des origines au hirak publié chez Karthala en 2021(avec une préface de Guy Pervillé) que pour les Etudes et recherches spécifiques pour les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance publié chez Karthala en 2017(avec une préface d'Aïssa Kadri). Il me semble que Sylvie Thénault confond la polémique médiatique avec l'art médiéval fécond de la controverse universitaire(disputatio) reflet des tensions existant dans le monde universitaire entre innovations et traditions.
Entrons maintenant dans les notices, j'ai apprécié l'article de Amar Mohand Amer sur "les monuments aux martyrs en Algérie"(p. 831-832) qui a le bon goût de me citer dans le corps de son article et de mentionner comme seule référence scientifique mon article publié dans la revue Guerres mondiales et conflits contemporains(N°237, 2010), "les monuments aux martyrs de la guerre d'indépendance algérienne" que vous pouvez consulter en ligne. C'est le premier article académique que j'ai publié dans la revue qui était dirigée à l'époque par Chantal Metzger. Je suis prompt à décerner à notre ami Amar Mohand Amer le prix de l'historien algérien préféré en France. D'ailleurs, Amar aime à se présenter dans nos échanges comme "l'ami de tous les historiens français". Historien français, si tu cherches un ami, tu sais maintenant à qui t'adresser. Toutefois, il aurait été intéressant que l'article d'Amar explique les raisons des violences iconoclastes dont ont pu faire l'objet en Algérie les dits monuments pendant la guerre civile algérienne dans les années 1990.
Je suis une peu moins content de l'article "Musées du moudjahid"(p.850-852) écrit par Ouanassa Siari Tengour qui est quand même une des directrices scientifiques du dictionnaire. Elle cite comme seul ouvrage scientifique dans la bibliographie de l'article mon livre Les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne. Effectivement, c'est bien moi qui le premier a étudié le rôle de Georges-Henri Rivière comme muséologue auquel a fait appel l'Algérie pour concevoir le premier Musée national du moudjahid sous la présidence de Boumediene, à l'époque où Mahmoud Guennez était le ministre des mujâhidîn. Ce premier musée devait être installé dans la prison Barberousse Serkadji qui aurait mérité à elle seule une notice absente du dictionnaire à la fois comme lieu d'histoire et comme lieu de mémoire. C'est moi qui a mis à jour le travail de Georges-Henri Rivière en dépouillant ses archives à l'Institut français d'architecture et j'avais interrogé le premier directeur du musée Saad Khiari qui est l"époux de la sénatrice Bariza Khiari. Il m'avait communiqué ses archives personnelles. Le souci est que Ouanassa Siari Tengour se réfère bien à mon livre mais pas à ma thèse qui contient des développements encore plus poussés sur la question avec la reproduction des archives de Saad Khiari en annexes. Elle oublie aussi de citer mon article sur le Musée national du moudjahid, publié dans un ouvrage collectif Autour des morts de guerre Maghreb-Moyen-Orient, paru aux publications de la Sorbonne en 2013, dirigé par Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren. Au passage, concernant ce dernier, je constate curieusement que l'article "Maroc"(p. 779-781) de Ouanassa Siari-Tengour ne le mentionne pas et plus grave encore, il ne fait aucune allusion aux travaux de Daniel Rivet, auteur d'une monumentale histoire du Maroc, publié aux Editions Fayard. Ces oublis me paraissent ennuyeux. Au passage, concernant l'article sur la "Tunisie"(p. 1238-1240) écrit par Belkacem Benzine, c'est le même souci. Il n'y a pas de référence aux travaux majeurs de Sophie Bessis , auteur d'une histoire de la Tunisie de référence aux Editions Tallandier, ou de Michel Camau. Ce dictionnaire aurait-il un point de vue un peu trop franco-algérien ? Curieusement, ni James Mac Dougall, ni Jim House, ni Neil Mac Master(tous deux auteurs d'un ouvrage de référence sur le 17 octobre 1961 et ses mémoires), ni Todd Shepard n'ont participé à ce dictionnaire. On note toutefois la présence heureuse de Nataly Vince et d'Andrea Brazzoduro.
Concernant l'article commémorations en Algérie de Ouanassa Siari Tengour, si la mémorialiste se réfère comme moi-même avant elle dans mon livre les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne aux journaux officiels de l'Algérie, elle oublie d'étudier la mémoire contestataire du Congrès de la Soummam à Ifri Ouzellaguen comme je l'ai fait dans mon ouvrage qui met en avant le principe de la supériorité du politique sur le militaire. Son point de vue ne fait qu'étudier les commémorations officielles servant d'instrument de légitimation au pouvoir algérien.
Concernant l'article "Embuscades et batailles" (p. 453-455) de Ouanassa Siari-Tengour, alors là, je le dis tout de suite, je ne suis pas content du tout. Certains pourraient dire que c'est la logique concurrentielle du champ universitaire de Pierre Bourdieu qui doit jouer à fond. Peut-être n'est-ce pas fait exprès ? Mais, c'est encore plus grave pour une publication qui prétend être une référence. Une lecture superficielle des travaux l'expliquerait. Les références citées en bibliographie de cette notice s'arrêtent à 2002. Cela date. Or, dans mes ouvrages récents pourtant cités dans la bibliographie de ce dictionnaire, j'ai consacré beaucoup de pages à la bataille d'el djorf en septembre 1955 en l'étudiant comme lieu d'histoire et comme lieu de mémoire en dépouillant les archives militaires pour confronter la mémoire à l'histoire et en me rendant sur le terrain. Je l'ai fait par ailleurs pour de nombreuses batailles importantes auxquelles il est fait référence en Algérie que l'article cite d'ailleurs superficiellement et de manière incomplète. Si la guerre d’Algérie a bien été une guerre asymétrique, il y a bien des batailles pendant ce conflit, concept qui ne revêt pas le même sens en France et en Algérie. La notice ne mentionne pas la notion de wajhât, affrontement d'envergure en face à face, présente chez Abderrezak Bouhara dans son ouvrage Les viviers de la libération, témoignage publié chez Casbah Editions en 2005(les références de l'auteur s'arrêtent en 2002). Le moins que l'on puisse dire est que l'article est succinct surtout de la part d'une historienne algérienne qui dit avoir voulu dans ses travaux rendre hommage aux martyrs de la guerre de libération nationale. La notice biographique consacrée par cette historienne à Bachir Chihani qui commandait l'ALN lors de la bataille d'el-djorf apparait très elliptique sur les causes de son élimination. L'histoire ne doit pas se confondre avec le roman national. Par ailleurs, je regrette qu'une notice sur le Musée central de l'armée soit absente du dictionnaire et plus globalement sur les Musées militaires en France et en Algérie. J'ai beaucoup écrit sur la question, mais aussi Omar Carlier qui a été le premier à le faire dans le collectif La guerre d'Algérie dans la mémoire et l'imaginaire dirigé par Anny Dayan Rosenman et Lucette Valensi qui n'est pas cité. D'ailleurs dans l'article mudjahid, Nedjib Sidi Moussa ne cite pas l'article de Omar Carlier, "le moudjahid, mort ou vif?"publié dans ce collectif, Amar Mohand Amer non plus dans son article sur les mémoriaux aux martyrs. Je précise qu'Omar Carlier faisait partie du jury de ma thèse sur les lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne soutenu à l'université Paris XIII sous la direction de Benjamin Stora.
Il manque à ce dictionnaire un article lieu de mémoire(Algérie). Il n'y a qu'un article lieu de mémoire(France)(p. 714-717).
Concernant les notices biographiques sur des chefs du FLN(Abane Ramdane, Amirouche, , Ali Kafi, Krim Belkacem, Ben Tobbal, Boussouf, Boumediene les chefs historiques, les 22 etc...), elles sont incomplètes sur des points importants et les enjeux mémoriels aujourd'hui en Algérie liés à ces personnages historiques sont trés peu évoqués.
Enfin, j'ai pris connaissance aussi de l'article "Philatélie" (p. 936-938) de Tramor Quemeneur qui me cite comme référence scientifique en puisant de la matière dans un article sur "les timbres algériens de 1962 à nos jours lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne" publié dans les cahiers de la méditerranée, numéro 91, publié en 2015 et consultable en ligne.
Pendant qu'on y est, continuons sur cet auteur. Concernant l'article Programmes scolaires en France de Tramor Quemeneur, il est faux d'écrire que la réforme de 2019-2020 liée au lycée Blanquer met fin aux difficulté précédentes en "obligeant à l'étude des deux mémoires". Il s'agit ici de la mémoire de la seconde guerre mondiale et de la mémoire de la guerre d'Algérie. En effet, dans le programme précédent, en terminale, les enseignants avaient le choix entre l'historien et les mémoires de la seconde guerre mondiale et l'historien et les mémoires de la guerre d'Algérie. Les collègues choisissaient plutôt l'historien et les mémoires de la seconde guerre mondiale par crainte de polémiques. Dans la nouvelle réforme de 2019-2020, dans le programme de Terminale Générale, la guerre d'Algérie et ses mémoires ne devient qu'un point de passage et d'ouverture, auquel l'enseignant peut consacrer plus ou moins de temps. Il ne s'agit plus d'un chapitre entier. En réalité, l'étude approfondie des trois mémoires(prémière guerre mondiale, seconde guerre mondiale en s'intéressant surtout au génocide des juifs et guerre d'Algérie) ne concerne que les lycéens ayant conservé l'enseignement de spécialité histoire-géographie, géopolitique, sciences politiques en terminale. Cela ne concerne pas la majorité des lycéens contrairement à ce que sous-entend l'article. Un spécialiste ou un véritable praticien de l'enseignement secondaire dans nos disciplines est tout de suite au fait de ces questions. Je pense à Laurence de Cock qui est docteure en science de l'éducation, auteure de plusieurs ouvrages sur l'histoire de l'enseignement du fait colonial, formatrice des enseignants dans le secondaire, enseignante dans le supérieur et professeure agrégée d'histoire et de géographie dans le secondaire, sans oublier ses multiples engagements lui donnant la possibilité de nous livrer un point de vue autonome et critique.
Signalons au passage que dans son article sur Benjamin Stora(p. 1168-1171), Tramor Quemeneur écrit de manière très louangeuse dans un style qui me parait relever plus de l'hagiographie que de la biographie historique : "Benjamin Stora est assurément l'historien le plus reconnu sur l'histoire de la guerre d'indépendance algérienne, de la colonisation et des mémoires de cette période". Il y a un point sur lequel je serais certainement d'accord avec Tramor Quemeneur, le "vieux" n'a jamais fait dans la compilation. Il a su construire une œuvre personnelle et, cela tout seul malgré les souffrances, les drames de la vie et les épreuves personnelles. Sur ce point, il est indéniablement un modèle. Pour une biographie plus objective et impartiale de l'historien, mieux vaut, à mon avis, se référer à celle de Pierre Vermeren dans Encyclopaedia Universalis. A la lumière de cette dernière, on comprend pourquoi la notice consacrée à François Mitterrand par Benjamin Stora est uniquement à charge en puisant ses références notamment dans les travaux de la journaliste droitière Catherine Nay. Si Stora a raison de pointer le nombre très élevé d'avis défavorables sur les recours en grâce des condamnés à mort algériens émis par François Mitterrand à l'époque où il exerçait les fonctions de garde des sceaux(février 1956-juin 1957) dans le gouvernement Mollet en pleine bataille d'Alger même s'il convient de mieux les contextualiser, Stora oublie de préciser que François Mitterrand n'exerçait une tutelle que sur les juridictions civiles et non sur les juridictions spéciales qui avaient prononcé ces condamnations à mort et qui relevaient du ressort du ministre de la défense nationale Maurice Bourgès-Maunoury. Par ailleurs, la notice oublie de préciser que François Mitterrand en tant que premier secrétaire du Parti socialiste a effectué une visite en Algérie en 1976 pour œuvrer à la réconciliation entre les socialistes Français et le Front de libération nationale algérien un an après la visite du président Giscard d'Estaing qui a donné peu de résultats en termes de coopération en 1975. Cette visite de François Mitterrand, préparée par Claude Estier, a été interprétée comme une volonté de tourner la page du national-mollétisme répressif pendant la guerre d'Algérie avec l'affirmation d'une nouvelle génération de cadres socialistes qui s'étaient opposés à la guerre d'Algérie. Elle témoigne de la volonté du premier secrétaire d'adopter des orientations davantage favorables aux peuples du tiers-monde, ce qu'a d'ailleurs fait François Mitterrand en 1981, une fois élu, en participant au sommet de Cancun favorable à un dialogue Nord-Sud renouvelé. D'ailleurs, le jeune Stora n'a-t-il pas fini par passer au Parti socialiste avec son ancien camarade Jean-Christophe Cambadelis en 1986 avec toute la branche jeunesse de l'Organisation communiste internationaliste, avec l'accord du président François Mitterrand qui a accepté dans les années 1980 une politique plus favorable à l'immigration marquant une rupture par rapport à la droite française. Cette notice biographique est en fait la synthèse d'un livre datant de 2010 co-écrit par Benjamin Stora et un ancien journaliste du Point François Malye qui avait posé les jalons de la critique de François Mitterrand dans un article paru dans le Point en 2001. Nous avons donc une notice biographique influencée en amont par le travail d'un journaliste et en aval qui cite comme une de ses principales références une journaliste très à droite Catherine Nay qui s'est montrée très critique à l'égard de François Mitterrand. Et cette notice, qui instruit un portrait de l'ancien président uniquement à charge, a été validée par la direction scientifique de ce dictionnaire qui visiblement fait preuve de la même partialité sur ce point. Voici un exemple parmi tant d'autres dans ce dictionnaire.
De surcroit, dans sa notice intitulée guerre des mémoires, Tramor Quemeneur reprend sans l'actualiser l'argumentation de Benjamin Stora développée dans l'ouvrage éponyme d'entretiens avec le journaliste Thierry Declère(L'Aube, 2006). Cette notion de guerre des mémoires est fortement critiquée par l'autre co-directrice du dictionnaire Sylvie Thénault qui lui préfère la notion d'usage politique du passé. Dans le monde du 5 février 2021, l'historienne écrit : « La commande à Benjamin Stora du rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie repose sur un présupposé : la « guerre d’Algérie » serait l’objet d’une « guerre des mémoires » qu’une « réconciliation » franco-algérienne devrait apaiser. Il y aurait donc une fracture dans l’approche de ce passé, opposant Français et Algériens…Ce n’est pas ce que raconte l’histoire de la guerre. En Algérie comme en France, les sociétés ont connu des clivages profonds, parfois violents, qui ont transcendé les appartenances nationales. Cette guerre n’a pas mis en présence des Français et des Algériens unis face à face, ni incapables de converger…Ce n’est pas non plus ainsi que les mémoires individuelles se sont construites. En France, les recherches démontrent la multiplicité des appréhensions de ce passé par les générations postérieures, les témoins disparaissant au fil du temps. Tout est possible : de la réappropriation la plus vive à l’indifférence totale, en passant par une vaste gamme complexe. La remémoration n’est pas toujours douloureuse, ni publique. Elle exprime souvent une demande d’histoire, à des fins de compréhension et non de revanche. La pathologisation systématique des mémoires, dans la société française, est excessive. » L’historienne développe ici une cinglante critique à l’égard de l’œuvre-maîtresse de Benjamin Stora, la gangrène et l’oubli (Paris, La Découverte, 1992). Il n'y en a aucune trace dans la notice apologétique de Tramor Quemeneur du livre-entretien de Benjamin Stora intitulé la guerre des mémoires, La France face à son passé colonial(L’Aube,2006). Pour ma part, je pense que nous passons de plus en plus avec le temps qui passe et la mort des témoins qui ont vécu cette histoire de la guerre des mémoires aux usages politiques du passé. Si le concept de Benjamin Stora était pertinent dans les années 1990 et 2000, il l’est moins aujourd’hui sans perdre totalement de sa valeur. La notice de Tramor Quemeneur aurait dû rendre compte de l’argumentation contradictoire de sa collègue, qui co-dirige le dictionnaire, et non la mettre de côté afin de dépasser les contradictions en proposant une synthèse exhaustive. Problématiser en histoire une question historique qui fait débat, c’est d’abord soulever un paradoxe en le contextualisant. C’est bien le travail de l’historien. Signalons que l’auteur de la formule « guerre des mémoires » est en fait Olivier Mongin dans l’article introductif à la livraison de la revue Esprit consacrée à la mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricoeur en 2000.
Quant aux articles sur le 5 juillet à Oran, sur lequel j'ai tenté une synthèse dans mon ouvrage histoire de l'Algérie et de ses mémoires des origines au hirak, il est curieux de la part des historiens algériens invités à écrire sur la question, je pense à Fouad Soufi, que son article sur le 5 juillet 1962 à Oran(p. 253-256) ne mentionne pas l’ouvrage de Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1962, Leçon d’histoire sur un massacre aux Editions Vendémiaire publié en 2014. Vous n'apprendrez rien de nouveau dans ce dictionnaire sur les responsables de la zone autonome d'Oran du FLN qui est la clé de toute l'affaire. Et Fouad Soufi veut nous faire croire que les seuls responsables sont des bandes de "marsiens", des ralliés tardifs après le 19 mars 1962 commandés par un chef autoproclamé du FLN Attou Mouedden. Soufi oublie de mentionner les noms des responsables de la zone autonome d'Oran, à commencer par Chadly Benguesmiah qui a été le chef d'Attou. Il n'y en a nulle trace non plus dans les notices consacrées à Attou Mouedden(p. 843-844) et à Djelloul Nemiche, dit capitaine Bakhti de Sadek Benkada, chercheur mais aussi ancien maire d'Oran(p. 864-866). Dans un article de l'humanité le 4 juillet 2022, j'avais déjà dit, ce que confirme Benkada, que Attou Mouedden était redevenu policier après 1962. Il est mort à Oran en 2011. Heureux d’apprendre que Attou Mouedden dont la mort a été annoncée par les Algériens en 1962 a été ressuscité par ces historiens. Faites encore un effort pour nous expliquer le rôle dans les massacres d’Oran de Chadly Benguesmiah et des fidai de la zone autonome d’Oran qui ne viennent pas tous de la planète Mars dans une publication historique en ne vous contentant pas de propos en off, cela sera encore mieux. Faites votre travail, messieurs. Par ailleurs, je viens de trouver ce bilan de la journée du 5 juillet 1962 à Oran qui se trouve curieusement dans la notice consacrée au général Katz de Sadek Benkada. Curieusement, elle n'est pas dans la notice de Fouad Soufi sur le 5 juillet 1962 à Oran: "Le bilan donné par le Docteur Nait, directeur de l'hôpital fait état de 101 morts, 76 Algériens et 25 Européens, d'une part et 145 blessés dont 105 Algériens et 40 Européens". Benkada cite ici partiellement Fouad Soufi qui donne dans une autre publication, par ailleurs, d'autres chiffres non mentionnées dans cette notice. Les chiffres donnés par Benkada sur le bilan total des massacres d'Oran citant partiellement Fouad Soufi sont faux. Je ne nie pas qu'il y ait eu des victimes Algériennes(cela figure dans mon livre, une centaine d'Algériens ont été tués), mais le nombre de disparus européens est de 314 pour les journées des 5, 6 et 7 juillet 1962, plus du double en additionnant les personnes décédées dont le décès a été constaté et les disparus. Il est bien plus élevé que le nombre de morts Algériens. Dire le contraire n'est pas de l'histoire, mais de la propagande. Ce dictionnaire de la guerre d'Algérie diffuse un mensonge éhonté à travers ce bilan. Le Docteur Nait n'était pas présent au Petit Lac où beaucoup d'Européens ont été assassinés. Je ne comprends pas comment la direction scientifique de ce dictionnaire ait pu laisser passer un tel mensonge. Concernant la notice consacrée à Claude Micheletti, il aurait été intéressant que Sadek Benkada confronte ses sources à Oran avec le témoignage de Claude Micheletti, Fors l'honneur, Editions Jean Curutchet, 2002 qu'il ne cite pas. Il aurait fallu également qu'il fasse des recherches aux Archives en France et en Algérie. Il aurait fallu faire aussi la biographie du père de Claude Micheletti, Charles Micheletti, qui était le chef de l'OAS à Oran.
Sur des questions dont je suis spécialiste, voici les oublis et les imperfections que j'ai observés. Je note dans ce dictionnaire la présence de chercheurs importants. Je pense à Anissa Bouayed (notamment la notice sur le peintre Issiakhem et celle sur chanson algérienne), Olivier Dard, Sébastien Denis, Jacques Frémeaux, Jean-Charles Jauffret, Aïssa Kadri, M'Hamed Oualdi, Guy Pervillé et Maurice Vaïsse. Je me réjouis aussi de la présence de Fatima Besnaci-Lancou. Certains choix auraient été plus pertinents. Par exemple, je note beaucoup d'approximations pour l'article "Jeune Nation" écrit par Tramor Quemeneur alors qu'un des meilleurs spécialistes de l'histoire des extrêmes-droites Olivier Dard a écrit plusieurs notices dans le dictionnaire, dont celle consacrée à l'Organisation armée secrète (p. 881-884). Pourquoi avoir donné l'article sur Jean-Marie Le Pen à Alain Ruscio, certes pertinent par rapport à la guerre d'Indochine ou au Parti communiste français(PCF), et pas à Olivier Dard. On ne me fera pas croire qu'il n'y a pas un choix politique derrière, surtout lorsqu'on connait la rapidité avec laquelle la direction scientifique de ce dictionnaire a diffusé la notice d'Alain Ruscio sur les réseaux sociaux après la polémique qui a suivi le podcast consacré à Jean-Marie Le Pen, l'obsession nationale, sur Radio France où était intervenu Benjamin Stora à qui certains ont fait le reproche de dédouaner Jean-Marie Le Pen des faits de torture pendant la guerre d'Algérie. Je ne sais pas ici qui cherche à surfer sur la polémique. Je publierai prochainement d’ailleurs un entretien avec Alain Ruscio portant essentiellement sur l’histoire et la mémoire de la guerre d’Indochine dans le journal Golias. Le souci de l'approche de Alain Ruscio est qu'il assimile totalement association des rapatriés, oas et extrême-droite(notice nostalgérie). Or, si c'est en grande partie vraie, une sociologie plus fine des groupes sociaux en présence lui permettrait d'introduire des éléments de nuance importants. L'OAS ne se résume pas à l'extrême-droite et la mémoire de l'Algérie francaise ne se résume pas aux seules associations de rapatriés qui ont certes des liens importants avec l'extrême-droite, mais pas uniquement comme cette clientèle politique a été trés convoitée aussi bien par la gauche que par la droite. De surcroit, j'ai le sentiment qu'il aurait à gagner en faisant des entretiens oraux avec des militants de ces différents groupes politiques pour que l'historien saisisse toute la spécificité de leurs représentations et de leurs cultures politiques.
Sur les socialistes et la guerre d’Algérie, il aurait été intéressant de faire appel à Noelline Castagnez, auteur d’un remarquable travail tiré de son habilitation à diriger des recherches, Quand les socialistes se souviennent de leurs guerres, Mémoire et identité (1944-1995), publié aux Presses universitaires de Rennes en 2021. Concernant l'article anarchisme rédigé par Tramor Quemeneur, il pêche par son truisme franco-français en ne parlant pas des anarchistes espagnols réfugiés en Oranie. Il lui aurait suffi de consulter le Maitron pour se rendre compte qu'en Oranie, terrain de la thèse de Philippe Bouba, cité dans sa bibliographie, de nombreux anarchistes espagnols avaient trouvé refuge, le mouvement anarchiste ayant toujours été beaucoup plus fort en Espagne qu'en France, il aurait pu ainsi prendre connaissance de la biographie du militant anarchiste de la CNT Santiago Suria dit Surieta, né à Valence en 1900, assassiné par l'OAS le 10 avril 1962 à Alger. Je reproduis ici la notice du Maitron de Santiago Suria, dit Surieta: "Le 10 avril 1962 au matin, alors qu’il sortait de chez lui, quartier de La baseta à Bab El Oued, avec une musette pleine de livres et de revues, Santiago Surieta fut enlevé par un commando de l’OAS. Battu, fouillé par les assassins qui recherchaient des adresses qu’ils ne trouvèrent pas, il fut ensuite étranglé. Son cadavre, toutes les articulations brisées, fut abandonné le lendemain dans un sac, rue de Normandie, avec l’écriteau "Ainsi payent les traîtres – OAS" ". Je précise que Santiago Surieta était bossu et ne mesurait pas plus d'un mètre. L'article de Nedjib Sidi Moussa sur les trotskistes me parait d'une meilleure facture, ce qui n'est pas étonnant compte tenu de sa connaissance intime de la culture du mouvement ouvrier aussi bien en France qu'en Algérie. Enfin, sujet qui m'intéresse particulièrement, sur les chrétiens et la guerre d'Algérie, j'apprécie grandement le travail de Sybille Chapeu, auteur d'un remarquable travail sur Des chrétiens dans la guerre d'Algérie. La mission de France, Paris, Editions de l'atelier, 2002. Mais, je me permets de regretter que sa biographie de Louis Massignon ne mentionne pas la non moins remarquable biographie de Manoël Pénicaud Louis Massignon, le catholique musulman, Paris, Bayard, 2020 qui a travaillé sous la direction de Bruno Etienne. Celui-ci n'a même pas sa biographie dans ce dictionnaire et n'est même pas cité une fois, ce qui est un comble. De même, l'article de Sybille Chapeu catholicisme ne mentionne pas les travaux importants de Oissila Saaidia, l'Algérie catholique, XIXe-XXe siècle, Paris, Editions du CNRS, 2018 et de Jérôme Bocquet, Les chrétiens et la guerre d'Algérie, Paris, Les Indes savantes, 2021.
Sur le réformisme musulman(notices: association des ulémas musulmans algériens), ces notices sont intéressantes, mais un peu trop descriptives. On regrettera que des chercheurs comme Mohammed al-Korso, Charlotte Courreye, Augustin Jomier, James Mac Dougall n'aient pas été associés au dictionnaire. On prend à leur lecture toute la mesure de la perte d'Omar Carlier pour le champ des études algériennes. Les travaux de ces chercheurs sont quand même référencés. ¨Par ailleurs, s'il y a bien une notice pour les historiens plutôt francophones Mostefa Lacheraf et Mahfoud Kaddache, il n'y a pas de notice pour l'historien Abû l Qâsim Sa'adallah.
Au final, si ce dictionnaire est un outil de travail utile pour les chercheurs et le public cultivé, il me semble que la direction scientifique d'une telle publication, ne doit pas se limiter à un travail forcément bien incomplet de compilation des articles des spécialistes. Il est osé d'écrire comme le fait notre collègue André Loez, lui-même spécialiste de la première guerre mondiale et du XIXe siècle dans Le Monde des livres dans son édition du 24 mars 2023 que ce dictionnaire ne comprend aucun biais, ni aucun excès et surtout aucun oubli comme je l'ai signalé au sujet du traitement des massacres d'Oran du 5 juillet 1962 sur lequel le rapport Stora demandait une commission d'historiens. On peut toutefois le rejoindre sur l'excellent choix de la couverture du dictionnaire: un collage du plasticien Jacques Villéglé intitulé 14 juillet 1960 faisant référence aux déchirures que la guerre d'Algérie suscite encore dans notre société.
On peut, par ailleurs, être critique à l'égard du commentaire de André Loez paru dans le Monde des livres(édition du 24 mars)lorsqu'il écrit: "C'est un gouffre politique a priori infranchissable qui sépare d'un côté le regard porté par Malika Rahal sur la liesse de l'indépendance en 1962 et les travaux d'Olivier Dard sur les membres de l'OAS. Et même la position en apparence médiane de Benjamin Stora, auteur de nombreux livres et d'un rapport remis au président de la République en janvier 2021 ne fait pas l'unanimité." Déjà parce que Malika Rahal et Benjamin Stora n'ont eu que très peu de notices dans ce dictionnaire. Malika Rahal qui est l'auteur d'un livre remarqué Algérie 1962, une histoire populaire paru aux Editions La Découverte n'est pas l'auteur de l'article 5 juillet 1962 en Algérie qui a été écrit par Ouanassa Siari Tengour qui ne la cite pas. Benjamin Stora n'a eu droit qu'à un nombre réduit de notices(Mitterrand, de Gaulle ou encore Messali Hadj)ne correspondant pas à son poids dans l'historiographie tout comme d'ailleurs Guy Pervillé qui a écrit notamment la notice Association générale des étudiants d'Algérie(AGEA) et Etudiants musulmans d'Algérie. Rappelons au passage que Guy Pervillé est l'auteur de l'ouvrage Les étudiants algériens de l'université française paru en France aux Editions du CNRS et en Algérie chez Casbah d'éditions avec une préface de Mohammed Harbi, travail majeur se fondant sur une masse d'archives dont le dépouillement équivaut, selon le sociologue Aïssa Kadri, à un véritable "travail de Romains". De surcroit, Benjamin Stora n'a jamais eu une position médiane mais a toujours revendiqué ses engagements qu'il place au cœur de son travail, engagements qui ont évolué tout au long de sa vie de chercheur en passant de l'extrême-gauche jusqu'à devenir le conseiller principal du président Macron sur le dossier franco-algérien tout en continuant à se revendiquer de la gauche. Quant à Malika Rahal, elle n'intervient dans le dictionnaire que pour quelques notices sur l'UDMA ou sur Ali et Ahmed Boumendjel, ce que l'on peut regretter. Malika Rahal n'est pas l'auteur de la notice sur Ferhat Abbas qui a été laissée à Benjamin Stora. Son point de vue certes pro-algérien est davantage modéré que celui de Ouanassa Siari-Tengour. On peut effectivement associer l'historienne américano-franco-algérienne au républicanisme algérien libéral arabo-musulman davantage qu'à la pensée d'extrême-gauche ou à un nationalisme moniste. Toutefois, on peut regretter qu'elle reprenne le bilan faux qui circule en Algérie de Sadek Benkada citant partiellement Fouad Soufi des massacres d'Oran dans son ouvrage Algérie 1962, une histoire populaire(page 100) qui est très riche lorsqu'il décrit la ferveur populaire des fêtes de l'indépendance(en dehors d'Oran). Cet ouvrage important n'est d'ailleurs pas cité dans la notice sur le 5 juillet 1962 en Algérie rédigée par Ouanassa Siari-Tengour. Il est urgent sur cette question des massacres d'Oran de confronter de manière plus approfondie les sources orales et imprimées qui ont été recueillies avec les Archives en France et en Algérie. Quant à Olivier Dard, il a su faire preuve de la distance critique et de l'impartialité de l'historien pour traiter ses objets de recherches. Il est possible de tenter de surmonter le gouffre des opinions auquel fait allusion André Loez sur la guerre d'Algérie en ayant recours à l'histoire qui seule peut apaiser et qui est l'humaine tentative de parvenir à la vérité. Mais, André Loez a bien raison d'écrire qu'il est impossible de faire l'unanimité sur un tel sujet en faisant référence à la réception du rapport Stora.
Quant à Sylvie Thénault qui à mon sens est porteuse d’une vision unilatérale et sectaire de cette histoire et finalement redondante et assez peu novatrice, dans sa notice sur les ratonnades (p. 1041-1044), elle oublie de préciser que la dernière ratonnade de la guerre d'Algérie, celle du 5 juillet 1962 à Oran, est une "ratonnade d'Européens" pour reprendre l'expression de mon très cher ami Aïssa Kadri.
Quelques pistes de réflexion en guise d'ouverture.
-Aïssa Kadri souhaite préciser le sens de cette expression de "ratonnades d'Européens": "Ma perspective d'analyse des rapports Européens-musulmans a toujours pris en compte, à l'opposé de nombre de points de vue développés par des humanistes libéraux, l'attitude des "musulmans"comme réactions à ce qui leur advenait du côté européen. Il y a bien des réactions violentes, incontrôlées, absolument regrettables d'une population réprimée et ciblée indistinctement(dans ce cas, tout au long des mois qui ont précédé l'indépendance), mais pas des actes racistes, planifiés, organisés et réitérés dans le temps. C'est le sens de mon emploi de "ratonnades d'Européens" lors de mes échanges amicaux avec Emmanuel Alcaraz.
-Dans mon livre Histoire de l'Algérie et de ses mémoires des origines au hirak, je ne retiens pas l'hypothèse d'un plan d'épuration ethnique menée par les Algériens pour chasser les Européens. Evidemment, l'usage de l'expression "ratonnade d'Européens"par Aïssa Kadri peut être interprétée comme une forme d'humour inversée à l'algérienne. Les massacres d'Oran n'ont rien à voir, à mes yeux, avec le racisme. Il s'agit de vengeances spontanées liées à un contexte local trés complexe sur lequel de nouvelles recherches sont nécessaires. Par contre, des événements comme le massacre du 17 octobre 1961 en plein Paris renvoie au racisme, pas uniquement colonial d'ailleurs, le racisme n'étant pas le monopole des Européens d'Algérie. Dans son film Dupont Lajoie, le réalisateur Yves Boisset le montre très bien dans la France des années 1970.
-Je me permets de citer pour achever cette longue réaction face à la sortie de ce dictionnaire un passage que je trouve pertinent du livre de Henri Rousso, Face au passé, Essai sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016 (chapitre V. Le double fardeau. Vichy et l'Algérie, p. 117-142.)
"On observe également une focalisation analogue sur certains épisodes historiques plus que sur d’autres, avec ici la particularité d’un net déséquilibre dans le rappel des crimes respectifs commis par les camps en présence. Le « devoir de mémoire », porté par des associations militantes, elles-mêmes relayées par des organisations politiques, s’est cristallisé autour du souvenir du 17 octobre, devenu dans les années 1990, une sorte de métaphore métonymique de cette guerre, non sans arrière-pensées idéologiques. Du coup, le souvenir d’autres massacres, dont le rappel n’était pas ou n’était plus politiquement intéressant, a semblé disparaître. Le 17 octobre a, par exemple, supplanté le 8 février 1962, le jour de la répression d’une manifestation contre l’OAS qui a tué huit personnes au métro Charonne. Il y a trente ans encore, les communistes et une grande partie de la gauche célébraient chaque année cet événement et ignoraient alors le 17 octobre. De même, dans les polémiques des années 1990-2000, rares sont les évocations du 26 mars 1962, jour où l’armée française a tiré, rue d’Isly, à Alger, contre une foule de manifestants sans armes favorables à l’Algérie française. Tout aussi rares ont été, durant des années, les récits concernant le 5 juillet 1962, jour de l’indépendance, rappelant que des massacres furent commis contre des Européens – et des Algériens – à Oran. Et l’on pourrait évidemment allonger la liste de ces silences qui ont contribué à alimenter d’autres ressentiments chez les anciens pieds-noirs. La question n’est pas ici de plaider pour une quelconque hiérarchie des massacres, ou son contraire, l’équivalence aveugle, mais de pointer à quel point le « devoir de mémoire » et l’hypermnésie de certains épisodes de l’Histoire génèrent autant l’oubli que le souvenir, un effet pervers déjà mis en évidence dans ce livre."